A) Hypothèse de travail
Le but de cette recherche est de combler une lacune majeure des études épiques, en fournissant l’étude et l’édition du corpus français d’une des chansons de geste les plus importantes du cycle du roi : la Chanson d’Aspremont. Plus précisément, la présente recherche se propose de fournir : a) une étude complète de la tradition manuscrite de ce poème, tant du point de vue matériel (caractéristiques codicologiques des différents témoins) que philologique (rapports entre les témoins) ; b) une édition interprétative, en format digital, de l’intégralité du corpus français ; c) une édition critique et raisonnée, sur papier, des principales versions du texte. Dans ce sens, cette recherche ne vise pas seulement à rendre accessibles d’importants matériaux inédits, susceptibles d’intéresser des chercheurs de différentes disciplines (philologues, littéraires et linguistes, bien entendu, mais aussi historiens de l’art, codicologues, spécialistes de la ponctuation, etc.) ; elle a aussi l’ambition de réfléchir en profondeur sur les techniques d’édition des textes médiévaux et de proposer un modèle pour d’autres recherches analogues.
B) État de la question
La Chanson d’Aspremont est unanimement reconnue par la critique comme une des productions les plus intéressantes, fascinantes et atypiques du cycle du roi, tant d’un point de vue littéraire que philologique. Un tel poème, probablement composé en Italie méridionale et peut-être même en Sicile, vers 1190, était récité – comme nous le dit Ambroise dans ses Estorie – pour redresser le moral des troupes de Philippe Auguste et de Richard Coeur de Lion à la veille de la troisième croisade. Épopée de croisade, donc, qui célèbre la victoire de Charlemagne contre le païen Agoulant et incite les princes chrétiens du XIIe siècle à dépasser leurs rivalités internes pour s’unir contre l’ennemi, la Chanson d’Aspremont se distingue également par d’autres aspects dignes de la plus grande attention : elle met en scène les conflits du monde féodal, à travers la révolte de Girard – Girard de Vienne ou Girard de Fraite – contre Charlemagne, et fournit surtout une sorte de prologue post factum à la Chanson de Roland, en racontant les enfances de Roland.
Malgré l’indéniable valeur littéraire du texte – qui continue de susciter l’intérêt de la critique, comme le montre la bibliographie annuelle fournie par le Bulletin Bibliographique de la Société Rencesvals –, les connaissances philologiques de la tradition manuscrite de la Chanson d’Aspremont restent encore très réduites et approximatives. En effet, l’Aspremont a connu, pendant la période médiévale, un succès considérable, attesté par les nombreux manuscrits conservés (plus d’une vingtaine, sans prendre en compte les fragments ; au total, plus de 2000 feuillets), auxquels s’ajoutent les nombreuses adaptations étrangères apparentées (italiennes, scandinaves, néerlandaises). Dans ce sens, la Chanson d’Aspremont, par sa circulation et par la variété de ses versions, est en elle même exemplaire du caractère paneuropéen de la littérature médiévale. La richesse de la tradition directe et indirecte, la dispersion des manuscrits et des fragments (conservés actuellement dans les principales bibliothèques européennes : Berlin, Bruxelles, Chantilly, Londres, Paris, Rome, Venise, etc.), les divergences importantes qui séparent les principales rédactions du texte français et la longueur même du poème (qui compte plus de 11000 vers), font qu’il n’existe pas, jusqu’à présent, d’édition critique de l’Aspremont. Une telle édition est un des desiderata dans le domaine des études épiques, comme Jules Horrent l’a souligné avec autorité en 1985. Exception faite de quelques fragments et de quelques éditons partielles, seuls deux manuscrits du poème ont été entièrement publiés jusqu’à présent : le manuscrit dit de Wollaton Hall, par L. Brandin dans les CFMA (Paris, 1921-1922) et, tout récemment, le manuscrit fr. 25529 par F. Suard (Paris, Champion Classiques, 2008, avec une trad. en fr. mod.). Ces deux codex, choisis selon la « méthode du bon manuscrit », ne représentent pourtant, en réalité, qu’un seul moment de la tradition, dont l’étude est encore largement incomplète. Les études pionnières accomplies par la romanistique allemande au début du siècle (pensons aux travaux de F. Roepke, 1909, W. Bernaby, 1910, S. Szogs, 1931, etc.) n’ont plus été vraiment reprises de façon systématique. En 1975, A. De Mandach a réparti de manière provisoire les manuscrits en trois catégories : 1) les manuscrits anglo-normands, 2) les manuscrits français et 3) les manuscrits « italianisés ». Dans une série de travaux publiés dans les années 70, M. Boni a ensuite précisé les rapports qui existent entre les différents codex du troisième groupe (manuscrits « italianisés » ou, plus exactement, franco-italiens). Ces aspects mis à part, la tradition peut être considérée comme inexplorée. Pourtant, elle est tout à fait digne d’attention non seulement pour la reconstruction de l’histoire du texte, mais également pour l’intérêt matériel de ses témoins. Certains des manuscrits se distinguent, en effet, par des particularités les rendant tout à fait remarquables : il suffit de citer, par exemple, les apostilles du ms. de Chantilly ; les illustrations du ms. London, BL, Lansdowne 782, qui peuvent être rattachées à la production de Matthew Paris ; ou, encore, l’editio variorum qu’on lit dans les marges du ms. Coligny, Bibl. Bodmeriana, Bodmer 11. Il serait donc important de les rendre facilement accessibles à la communauté scientifique.
C) Objectifs et méthodologie de la présente recherche
Etant donné l’abondance de la tradition manuscrite et l’importance de ses variations, il apparaît clairement que la Chanson d’Aspremont ne peut pas faire l’objet d’une édition combinatoire ou lachmannienne. Il est impossible d’en reconstruire le texte « originel ». D’autre part, l’édition d’un seul manuscrit est insuffisante, tandis qu’une édition synoptique « traditionnelle », sur papier, est irréalisable pour des raisons de présentation matérielle et de coût. La tradition manuscrite de notre poème, touffue et caractérisée par de nombreux remaniements, demande donc nécessairement la mise au point d’une édition critique de type différent, à la fois post-lachamnnienne et post-bédiérienne. L’éditeur se doit, d’une part, de respecter et de mettre en évidence les caractéristiques individuelles de chaque témoin du poème ; d’autre part, de guider le lecteur dans la recherche des étapes les plus anciennes de la tradition et de lui permettre de suivre l’évolution subie par le texte au cours du temps, depuis son origine jusqu’à ses formes les plus récentes. L’objectif de la présente recherche est, en d’autres mots, d’élaborer une édition critique susceptible de fournir une vision raisonnée et complète de toutes les versions françaises de la Chanson d’Aspremont, en tentant compte de leurs relations réciproques.
La recherche s’articule donc en deux volets, étroitement liés. Le premier volet prévoit l’examen de visu de tous les manuscrits. Les membres de l’équipe seront appelés à effectuer des séjours de recherches dans les principales bibliothèques européennes, pour réexaminer chaque témoin dans son individualité codicologique, textuelle et linguistique. Chaque manuscrit fera l’objet d’une transcription diplomatique. Grâce aux potentialités offertes par les nouvelles technologies, il sera possible de lier, de manière interactive, ces transcriptions aux reproductions photographiques digitales des codex, qui auront été acquises auprès des différentes bibliothèques. Le corpus complet de l’Aspremont sera ainsi rendu entièrement accessible aux chercheurs en format électronique. Les données seront stockées sur un DVD destiné à accompagner l’édition papier et/ou dans une base de données on line. La remarquable quantité de documents à visionner et à étudier, ce qui ne peut pas se faire sans de fréquents séjours de recherches dans les différentes bibliothèques, ainsi que la réalisation de telles éditions électroniques, qui requièrent des compétences informatiques spécifiques, justifie la demande d’engagement d’un collaborateur scientifique à temps plein pour toute la durée du projet. Ce dernier suivra une formation nécessaire à l’acquisition de ces compétences et se chargera de certaines missions scientifiques.
Le deuxième volet de la recherche – dans lequel le collaborateur scientifique sera également impliqué – consiste à réaliser l’édition critique, au sens strict, des différentes versions du texte. Leurs rapports de filiation seront d’abord examinés. Une fois définie la place occupée par chaque témoin au sein de la tradition et une fois repérés les différentes familles, groupes et sous-groupes de manuscrits, on pourra alors fournir une édition critique du corpus de l’Aspremont, sur papier et en plusieurs tomes. On peut estimer, au total, un ensemble de 4 à 6 volumes. Chacun d’eux donnera l’édition d’un groupe de manuscrits. Pour la présentation, nous nous inspirerons du système adopté par D. McMillan dans son édition de la Chevalerie Vivien (1997) : le témoin le plus représentatif du groupe sera choisi comme « texte de référence » et figurera sur les pages paires ; son texte sera confronté à celui d’un témoin de contrôle, donné sur la belle page ; toutes les variantes des autres manuscrits faisant partie du même groupe seront relevées en bas de page ou, le cas échéant, en appendice. Chaque édition comprendra également les appareils critiques habituels : introduction, description des manuscrits, étude littéraire et linguistique, notes textuelles discutant aussi la varia lectio et glossaire. On sait, par exemple, que les trois manuscrits franco-italiens de la Chanson d’Aspremont (siglés V4, V6 et Cha) forment un groupe assez compact (appelons-le, par commodité, a) ; dans ce groupe, V6 s’oppose à V4 et à Cha, ceux-ci dérivant d’un modèle commun (appelons-le b). Dans notre édition, V6 sera donc choisi en tant que « texte de référence » ; il sera confronté à Cha, plus proche de b que son confrère V4 ; les variantes de V4 par rapport à Cha seront relevées en bas de page, tandis que les interpolations majeures de V4 seront imprimées en appendice. De cette manière, le lecteur, guidé aussi par les appareils critiques, pourra connaître non seulement les versions particulières transmises par V6, V4 et Cha, mais il sera également en mesure de reconstruire mentalement leurs modèles (b et a) et de les situer par rapport au reste de la tradition. À travers la réalisation de l’édition critique de chaque groupe de manuscrits, il est donc possible, d’une part, de rassembler tous les témoins conservés de la Chanson d’Aspremont dans une présentation à la fois commode et rigoureuse ; d’autre part, de permettre « au lecteur de remettre les témoins en perspective, de localiser le niveau où se sont produits les événements textuels, de reconstituer mentalement l’archétype et de définir le projet des divers remanieurs », comme l’a écrit M. Tyssens, en 2000, dans une étude consacrée à Aliscans.
Un tel travail ne peut être mené qu’en équipe et demande des compétences diverses et spécifiques : philologiques, linguistiques, codicologiques, paléographiques et littéraires. Les quatre promoteurs de ce projet ont déjà produit des éditions critiques importantes. G. Palumbo, P. Moreno et N. Henrard ont également consacré plusieurs travaux à l’épopée, tandis que M. Barbato s’est davantage intéressé à des questions de linguistique historique (cf. n°23-24 du dossier). À la réunion de leurs compétences s’ajoutent celles des chercheurs étrangers – philologues spécialistes de l’épopée, linguistes, codicologues et paléographes – impliqués dans le projet, réalisé en étroite collaboration avec diverses universités italiennes (cf. n°26 du dossier).
D) Durée et structuration du travail
La réalisation du présent projet demandera au moins quatre ans. La première année sera consacrée à l’acquisition des reproductions photographiques et au début du travail de transcription des textes. Des premières missions de courte durée au sein des différentes bibliothèques seront effectuées. Dès la deuxième année, il sera possible de commencer le travail de confrontation des manuscrits ainsi que l’élaboration des éditions digitales, avec l’aide du collaborateur scientifique. Des séjours de recherche seront destinés à l’étude approfondie des manuscrits et à la vérification de la transcription des textes. Dès la troisième année débutera le volet critique de l’édition. Des rencontres régulières entre les spécialistes, membres de l’équipe internationale, sont aussi prévues. Comme il s’agit d’un projet de recherche au sens premier du terme, on ne peut pas exclure a priori que l’achèvement des étapes intermédiaires puisse subir des oscillations.
E) Intérêt du projet
Un tel sujet de recherche s’annonce porteur non seulement pour les études épiques, mais, plus généralement, pour toutes les études sur la littérature médiévale. Une recherche sur une tradition manuscrite ample et variée telle que celle de la Chanson d’Aspremont permettra de mieux connaître la variabilité du texte médiéval et les pratiques des différents ateliers, scribes et remanieurs qui l’ont, tour à tour, reproduit ; de réfléchir à nouveau sur les méthodologies d’édition les plus aptes à faire connaître ces textes qui ont été continuellement réélaborés ; d’améliorer notre connaissance des différentes scripta anciennes (la Chanson d’Aspremont est conservée par des copies « franciennes », anglo-normandes, franco-italiennes etc.). S’agissant des éditions digitales, elles fourniront un corpus documentaire de première main qui ne manquera pas de rendre service à tout chercheur s’intéressant aux différents aspects des manuscrits médiévaux, qu’il soit paléographe, historien de l’art, codicologue ou scriptologue. Une telle base de données s’insère d’ailleurs naturellement dans les tendances des recherches scientifiques actuelles. On ajoutera aussi que certains aspects évoqués supra pourraient fournir matière abondante à l’élaboration de thèses de doctorat. Mlle A. Constantinidis, assistante à temps plein rattachée au Département de Romanes des FUNDP, consacre déjà sa thèse doctorale à l’édition et l’étude des versions franco-italiennes de la Chanson d’Aspremont (durée prévue : 2008-2014). On peut espérer susciter d’autres « vocations » à la fois dans les domaines de la littérature, de la philologie et de la linguistique historique.